Olà Alexandrine , tu vis au Brésil , où plus précisément ?
Olà Adeline ! Je vis au Brésil, à São Paulo, capitale économique du pays, ville tentaculaire, dans un quartier sympa de la zone sud appelé Pinheiros.
Pinheiros me rappelle le 14e arrondissement parisien de mon enfance où se côtoient familles humbles enracinées, artistes et bobos. Il y a beaucoup d’immeubles, des petites maisons et des bureaux qui grattent le ciel, des vélos et des hélicoptères, une faune qui se fond dans un paysage très verdoyant, des petites places, des petits commerces, des petits bistrots.
J’adore São Paulo, son énergie, son chaos, sa beauté baudelairienne, ses mélanges de
genre. Je m’y sens bien. Je m’y sens chez moi.
Peux-tu nous raconter les circonstances de ton arrivée au Brésil ?
En 2002, je finissais l’Ecole Normale et commençais un doctorat à Sciences Po. Ma bourse de thèse prévoyait une charge d’enseignement. Sciences Po m’a proposé de transférer mes heures de cours dans une de ses universités partenaires à São Paulo.
J’ai débarqué au Brésil sans parler un mot de portugais et avec comme mission de préparer dix étudiants à un examen oral plutôt difficile et en français. Or certains étaient débutants en français !
J’aime les défis surtout quand ils paraissent impossibles 🙂 J’ai créé une méthode d’apprentissage accélérée du portugais pour moi et de français/méthodes pour mes étudiants. En 3 mois je parlais et j’écrivais portugais couramment. En 6 mois, eux
réussissaient haut la main l’examen. Le programme a été élargi à deux autres universités partenaires, toujours à São Paulo, et a finalement duré 4 ans. Je me suis éclatée. En 2006, je voyageais dans tout le Brésil pour ma thèse et animais trois cours
de relations internationales auprès de 60 étudiants avides d’apprendre et de changer
le monde. J’ai perçu la demande réprimée et le potentiel du marché. En 2007 j’abandonnais un rêve, intégrer le CNRS avant 30 ans, et décidais de m’installer au Brésil pour y poursuivre ce qu’encore aujourd’hui j’appelle “ma mission” : former en masse et rapidement les talents du Brésil, les armer en compétences
internationales, leur donner du pouvoir et de la visibilité. Ce faisant, je suivais les pas d’autres Normaliens comme Pierre Hourcade et Jean Maugüe – qui, dans les années Trente, ont agité la vie intellectuelle brésilienne et enseigné à l’Université de São Paulo (USP) tout juste inaugurée, aux côtés de Pierre Monbeig, Fernand Braudel et Claude Lévi-Strauss. J’allais suivre leurs pas : concrètement, cela voulait dire m’imprégner de la culture brésilienne pour mieux innover, tenir haut la flamme de notre culture française humaniste, co-construire l’université du futur comme le fut la USP en son temps. Je suis venue un peu par hasard et sans vraiment le vouloir ; mais je suis restée pour une bonne raison et une belle et grande mission.
Est-ce ta première expérience d’expatriée ?
J’ai passé un an à Tahiti (1999-2000) pour mon mémoire de maîtrise en sociologie politique, travaillant sur le renouveau identitaire et culturel des jeunes. Je vivais dans un foyer de l’église évangélique dans le quartier pauvre de Faaa, au milieu de jeunes femmes venant des îles et de délinquants. J’étais en participation observante, pour
utiliser le jargon de la sociologie, plongée dans mon sujet. Je me suis découverte incompétente : incapable de danser, de tisser, de pêcher. Ma formation intellectuelle, valorisée en France, ne m’était dans ce contexte, au quotidien, d’aucune utilité. Ce fut une belle leçon d’humilité.
Puis j’ai voyagé à Moscou et Saint-Petersbourg à plusieurs reprises et pendant plusieurs mois entre 2001 et 2004. Je renouais avec une passion ancienne et dévorante: la Russie. Le russe est la première langue étrangère que j’ai apprise à
l’école et quand j’ai découvert le pays en 1992 j’ai eu un véritable coup de foudre. J’ai choisi de faire mon DEA et ma thèse de doctorat à Sciences Po justement parce que l’École avait un département spécialisé sur l’Europe Post-Communiste. Je me suis intéressée à l’instrumentalisation politique des crises financières et ce qu’elles relèvent sur le fonctionnement de l’Etat au concret. Tristement actuel…
Ces voyages ont été très importants, ils m’ont d’une certaine manière assouplie culturellement et m’ont préparée à pouvoir vivre et entreprendre au Brésil.
Comment l’idée d’opter pour l’entrepreneuriat s’est-elle présentée ?
Elle s’est présentée comme une nécessité économique et comme le choix de la liberté.
Je savais que je serais malheureuse dans une grande entreprise ou au coeur d’une
bureaucratie étatique. Mais je ne savais pas trop quoi ni comment faire. Et finalement je suis passée à l’acte un peu par hasard. En 2005, j’ai intégré le Comité des Jeunes Entrepreneurs (CJE) de la FIESP, l’équivalent du MEDEF. Le réseau, visionnaire, avait ouvert la porte à des gens comme moi : électrons libres, hors cercles, dépourvus de capital économique et social. Un soir, lors d’une réunion mensuelle, j’étais dans le public et l’invité était Benjamin Steinbruch, CEO et Président du Conseil de CSN, géant de la sidérurgie au Brésil. A cette occasion, il a raconté sa vie, la création de l’entreprise, la trajectoire en dents de scie, les choix, les sacrifices. Bref, il s’est déshabillé. Simplement. Humblement.
Je me rappelle avoir pensé : “Et si…, et si moi aussi je construisais quelque chose d’unique et d’important. Une usine! Mais pas n’importe quelle usine : une usine à fabriquer des talents ! ”. Avec méthode, en équipe. En regardant loin devant, et en avançant à petits pas.
Et voilà, six mois plus tard naissait ma première école : ABC prepa, classe préparatoire
intensive aux grandes écoles et universités françaises. J’ai monté le site, dessiné le logo, créé le matériel, emprunté une salle sur l’Avenue Paulista. Je faisais tout. Les élèves venaient par indication. Au bout de trois mois, je recrutais ma première stagiaire, puis un, puis deux, puis dix profs. La machine était enclenchée. Depuis nous
avons avec mes associés créé plusieurs écoles et médias et formé plus de 25.000
professionnels. En 2019 nous avons pris la décision de lancer une plateforme de formation aux langues spécialisée pour répondre aux besoins des entreprises, administrations et institutions d’enseignement. Lingopass est née en juillet 2021, en pleine pandémie pour démocratiser l’accès à une formation aux langues d’excellence et adaptée aux besoins du marché international.
Pourquoi ce champ d’activités centré sur l’enseignement et l’apprentissage ?
Je dois tout à la France qui a accueilli mon père et sa famille venus de Tunisie dans les
années 1960 et à l’école républicaine qui m’a façonnée et donné les meilleures armes
de la vie : la curiosité, le goût de penser, la capacité d’apprendre vite, la volonté de partager. Je ne me voyais pas hors de l’Ecole, mon refuge, ma cathédrale. Et comme je l’ai quittée cette école, au sens propre et figuré, en choisissant d’émigrer au Brésil,
alors naturellement… je l’ai recréée dans mon nouvel habitat. Mon espace de liberté,
de libération, d’inspiration et d’aspiration. Lingopass c’est littéralement un passeport pour se développer et embrasser le monde grâce à l’apprentissage rapide des langues, une machine à former efficacement les
professionnels dans tous les domaines, qui répond aux besoins des entreprises en croissance.
Nous formons ainsi en temps record et 100% en ligne aux langues étrangères qui sont les plus demandées sur le marché du travail brésilien : l’anglais, l’espagnol et le français. Avec une plateforme unique, plusieurs canaux et une méthodologie
adaptative qui engage l’apprenant et son manager, et valorise l’entreprise sponsor.
Derrière, il y a des années d’expérimentation, beaucoup de R&D et un gros travail sur la collecte et l’analyse des données qui nous différencient des concurrents.
Nous unissons le meilleur de la pédagogie, des neurosciences et du coaching de performance, avec le meilleur du coaching de performance dans une plateforme all-in- one qui contient : un test de niveau en ligne rapide et très précis, des learning trails organisés en étapes avec des activités interactives auto-correctives, un laboratoire de prononciation, des cours de conversation quotidiens organisés en groupe par niveaux
et couvrant la journée, du tutorat par chat et en real time, un dictionnaire intégré, et d’autres outils et fonctionnalités utiles. Chaque niveau du débutant (A1-CECR) au plus avancé (C2-CECR), dans chaque langue, correspond à un univers culturel et une capitale. D’où l’idée du passeport qui permet de faire le tour du monde sans sortir du
Brésil.
Quelles ont été les étapes du développement de ton entreprise ?
Je dirais l’histoire d’une vie : naissance dans le brouillard total en 2007, sans appuis et
sans capital ; apprentissage des bases du business sur le tas par essais-erreurs générant beaucoup de nuits blanches, des sacrifices et des choix difficiles de 2008 à
2011 ; crise d’adolescence avec l’envie de grandir systématiquement bloquée par
l’absence de moyens financiers et humains entre 2012 et 2015 ; première révolution en 2016 avec un objectif tracé de passer au 100% online en 2018 que ce soit dans l’offre de services et dans nos modes de travail (nous étions en avance sur le Covid ! ) ;
puis seconde révolution en mai 2019 avec la décision de lancer Lingopass et donc de pivoter vers un modèle B2B.
Il en faut de la patience, de la résistance, de la résilience pour faire grandir une affaire
à ce petit niveau au Brésil. Alors je suis heureuse d’être (encore) en vie. En même temps, j’ai le sentiment que nous avons juste fait nos preuves et que tout reste à faire :
former 47 millions de talents de 15-29 ans à trois langues avant 2025. Voilà notre pari et mission. Celle qui aura valu la peine de mon côté d’abandonner mon rêve de poursuivre une carrière universitaire en France.
Ton activité est 100% on line, j’imagine que l’utilisation des réseaux sociaux dans ton
activité est fondamentale ?
Je suis une fan de Linkedin, je m’y retrouve, je comprends comment ça marche et j’y
fais de belles et grandes rencontres : managers, jeunes talents, fournisseurs, partenaires, advisors, investisseurs… Il faut dire que les Brésiliens sont friands de Linkedin, de tous les réseaux sociaux en général d’ailleurs. Raison pour laquelle
Lingopass est sur tous les réseaux, avec une stratégie marketing et un design spécifique pour chaque réseau.
Maintenant, nous avons fait le choix de créer notre propre réseau et ça c’est révolutionnaire : un réseau sans pub, sans coût, sans barrière : Lingoverse, notre grande salle ouverte et accueillante, où se succèdent toutes les heures un nouvel
événement en anglais, français ou espagnol. Un peu comme Club House mais avec la visio en plus, une première étape vers la création de notre université virtuelle en mode metaverse. Inscrivez-vous si vous voulez, c’est gratuit ! Et ce canal nous permet de dépendre moins des réseaux traditionnels pour nous faire connaître des RH et générer
du trafic. Vous l’avez compris : la liberté, comme valeur, nous la promettons à nos élèves (liberté d’apprendre à son rythme, de choisir une ou plusieurs langues et ses canaux préférentiels de formation…) et nous la pratiquons au quotidien. « Il faut être toujours libres, c’est là l’unique question » dirait Baudelaire face aux GAFA.
Quel message souhaites tu faire passer avec Lingopass ?
La France a un rôle majeur à jouer à l’étranger, en continuant d’exporter ses meilleurs talents qui par contact et tropicalisation forment et formeront localement les futurs ambassadeurs de notre culture, langue et valeurs. Ce travail politique et diplomatique
nous pouvons tous l’exercer au quotidien, simples citoyens, entrepreneurs, managers.
Je l’exerce en co-fondant une école. Quelle arme ! Lingopass est ainsi le produit d’une
action collective ambitieuse inspirée par mon histoire, l’histoire d’une fille de la
République qui doit tout à l’école française et entend la faire rayonner de l’autre côté
de l’Atlantique.